Mardi 18 mars 2008
Khalid Amayreh est un journaliste indépendant palestinien
formé aux USA. Il vit avec sa famille dans la ville
palestinienne occupée de Dura, en Cisjordanie. Voici un
récit autobiographique.
Mon expérience personnelle de l’occupation israélienne
J’avais 9 ans quand Israël a occupé la Cisjordanie en 1967.
Ce qui signifie que j’ai « vécu » ces 34 dernières années
sous « l’ère israélienne » ou, plus précisément, sous la
déshumanisante occupation militaire israélienne.
Trois ans avant ma naissance, trois de mes oncles
paternels, Hussein, 27 ans, Mahmoud, 25 ans et Yosef, 23
ans, avaient été tués par des soldats Israéliens. C’étaient
de simples bergers qui faisaient paître leurs troupeaux aux
environs d’Al-Burj, un village près de ce qu’on appelait la
ligne d’armistice, à 20 km au sud-ouest de la ville
d’Hébron en Cisjordanie. Outre mes trois oncles, trois
autres proches, dont une femme, avaient été tués.
En fait, les Israéliens n’ont pas fait que tuer trois
membres de ma famille, mais ont aussi confisqué les trois
cents moutons qui assuraient en grande partie la
subsistance de ma famille. Cette calamité nous a condamnés
à une vie de pauvreté et de misère dans les années qui ont
suivi. Ma famille a ainsi dû vivre dans une cave pendant 22
ans. La détresse, la souffrance, une pauvreté innommable se
manifestaient dans tous les aspects de notre vie. Mes trois
oncles tués en un seul jour et nos 300 moutons saisis par
le gouvernement israélien s’ajoutaient à d’autres pertes
subies six ans auparavant. En 1948, nous avions perdu nos
terres à al-Zaak, notre maison à Um Hartain, en un mot tout
A l’époque de la domination jordanienne, les autorités se
préoccupaient surtout de la loyauté envers le roi et sa
famille. Avoir des relations avec le roi et ses services
secrets était le signe que vous étiez « arrivé ». Crier «
Longue vie au roi » vous octroyait automatiquement un
certificat de bonne conduite. C’était, à n’en pas douter,
un régime corrompu basé sur l’hypocrisie, le favoritisme,
le népotisme, les pots de vin et la corruption. Le roi
était la loi et la loi n’existait pas.
Le régime jordanien n’a jamais fait d’efforts sérieux pour
se préparer à repousser une éventuelle agression
israélienne. La première priorité du régime jordanien
semblait être de s’assurer que les Palestiniens n’étaient
pas en possession d’armes à feu. Un Palestinien pouvait
écoper de six mois de prison s’il était trouvé en
possession d’une balle de fusil.
Comme les Israéliens plus tard, les Jordaniens enrôlaient
les clans de notables pour les informer de chaque fait et
geste de l’opposition ou de l’insatisfaction envers la
monarchie dans leurs secteurs respectifs. Cette
organisation à la fois policière et clientéliste n’a fait
qu’encourager la corruption.
Les Palestiniens indépendants d’esprit qui insistaient pour
exprimer leur pensée étaient jetés dans la fameuse prison
d’El-Jafer dans l’est de la Jordanie où ils étaient souvent
torturés jusqu’à la mort, Je connais au moins une personne
de Dura, ma ville, qui est morte sous la torture pour ses
idées politiques.
Nous supportions donc deux fardeaux, le despotisme et la
répression du régime jordanien et les fréquentes attaques
israéliennes à la frontière. Je ne peux pas oublier les
Mirages israéliens au-dessus de ma tête en 1966, larguant
leurs bombes au napalm sur les civils du village
d’El-Sammou.
En 1967 j’avais dix ans. Je me souviens qu’on nous a dit de
brandir les drapeaux blancs quand l’armée israélienne a
encerclé notre village, Kharsa, à l’ouest d’Hébron. On nous
a dit qu’ils nous tireraient dessus et nous tueraient si
nous brandissions pas les drapeaux blancs. Les soldats
jordaniens se sont enfuis piteusement vers l’est, certains
se déguisant en femmes.
Au début, les Israéliens avaient lancé ce qu’on pourrait
appeler une campagne de charme. Certaines personnes
commençaient à faire de manière prématurée des réflexions
positives au sujet des Israéliens comme « Oh, ils sont
mieux que les Jordaniens, ils sont civilisés ! » Mais ce
sentiment n’a pas duré longtemps, étant donné que l’armée
d’occupation a adopté des mesures rigoureuses à notre
encontre,
Assez rapidement, les Israéliens ont commencé à confisquer
les terres et à bâtir des colonies. Ils détruisaient aussi
des maisons en représailles aux attaques de guérilla. Dans
notre culture, si vous voulez faire comprendre tout le mal
que vous pensez de quelqu’un, vous dites : « Yikhrib Beitak
» : puisse ta maison être détruite.
Les Israéliens cherchèrent à profiter à fond de ce point
faible de notre psychologie. Ils démolirent des milliers de
maisons. Les démolitions n’ont jamais cessé. Les
démolitions ont laissé des blessures psychologiques
profondes dans le coeur et la mémoire des gens. Des enfants
rentraient de l’école juste pour voir leurs maisons
détruites par des bulldozeurs conduits par des soldats
portant des casques frappés de l’étoile de David. Cette
étoile de David dont on nous dit qu’elle est un symbole
religieux, symbolisait la haine et le mal, Aujourd’hui
encore, je suis incapable d’imaginer plus fort symbole de
haine.
Les enfants dont les maisons étaient démolies souffraient,
entre autres troubles, de phobies, d’états de stress, de
névrose et de dépression.
A l’âge de 11 ans, j’ai personnellement été témoin de
plusieurs démolitions. L’opération était précédée par mise
sous statut de zone militaire interdite du village où se
trouvait la maison condamnée.
Alors, on ordonnait à tous les hommes âgés de 14 à 70 ans
de se rassembler têtes baissées dans la cour de l’école du
village, Très souvent, les soldats tiraient au-dessus de le
tête des gens pour les terroriser. Jamais de politesse et,
à cette époque, il n’y avait ni CNN ni Al Jazeera pour
rapporter ces actions honteuses ; ils se sentaient donc
libres d’agir à leur aise.
Puis l’officier chargé de l’opération donnait une
demi-heure à la famille accusée pour évacuer ses biens (de
nos jours il n’accorde même pas cinq minutes).
Le spectacle d’enfants qui en réconfortent d’autres plus
jeunes est quelque chose d’accablant. Les mères de famille
désespérées se hâtaient pour récupérer leurs ustensiles de
cuisines et leurs quelques appareils ménagers avant qu’ils
ne soient ensevelis, Un enfant se dépêchait pour sauver son
jouet préféré ou un portrait de son grand-père décédé avant
qu’il ne soit trop tard. Puis l’officier ordonnait au
bulldozeur d’avancer et la maison n’était plus que
décombres.
Ensuite, la Croix Rouge apportait une tente en guise d’abri
provisoire ou encore la famille suppliciée installait
simplement une clôture pour dormir à la belle étoile. Ce
sont des images indélébiles du malheur, un témoignage
hideux de la sauvagerie israélienne de type nazi.
Issu d’une famille très pauvre, j’ai commencé à travailler
à 14 ans dans le bâtiment à Beersheva puis comme
aide-plâtrier. J’ai pu apprendre l’hébreu et l’arabe
dialectal marocain parlé par de nombreux Juifs venus
d’Afrique du Nord. Comme les Palestiniens, la plupart des
Juifs Marocains travaillaient dans le secteur du bâtiment.
Certains étaient aussi cantonniers.
Parfois, les gens qui m’employaient ne me donnaient pas mon
salaire. J’ai travaillé pour des entreprises de
construction connues comme Rasco, Solel Bonei, Hevrat
Ovdeim. J’ai encore mon ancienne carte de travail
israélienne. Nous étions constamment humiliés aux points de
contrôle israéliens et aux barrages au carrefour d’A’rad
sur la route de Beersheva. Un officier juif pouvait frapper
sauvagement l’un d’entre nous sans aucun motif. J’ai eu
beaucoup d’amis juifs à l’époque, mais la barrière
psychologique restait intacte. Je m’étais lié avec des
Juifs marocains et tunisiens à A’rad, Beersheva et Dimona.
A Dura, en 1974, j’ai participé à une manifestation contre
l’occupation (j’étais alors lycéen). Après m’avoir bloqué
dans une ruelle de cette petite ville, les soldats me
frappèrent sauvagement à la tête avec la crosse de leurs
fusils. J’étais à demi-mort. Je les ai haïs car à aucun
moment je n’avais représenté une menace pour leurs vies. Il
ne montrèrent aucune humanité. Or, je ne faisais que crier
« Palestine arabe ».
En 1975, après mon baccalauréat, je suis retourné
travailler dans le bâtiment à Beersheva. Ma famille était
trop pauvre pour m’envoyer à l’université. Pendant quelques
temps, le chantier à Beersheva a été mon université. J’y ai
travaillé pour un patron nommé Shimon, un Juif tunisien.
C’était un travail pénible, mais j’ai pu épargner assez
d’argent pour aller à Amman où j’ai pu obtenir un visa
d’études pour les USA.
En juillet 1976 je suis parti pour les USA avec seulement
200$ en poche. Là bas, j’ai suvi les cours du Seminole and
Oscar Rose College en Oklahoma puis de l’université
d’Oklahoma à Norman où j’ai obtenu une licence en
journalisme. En 1982 j’ai obtenu un Master à l’université
de Southern Illinois à Carbondale. Mon projet initial était
de devenir ingénieur, mais en voyant comment les sionistes
travestissaient la réalité, faisant passer un énorme
mensonge pour une « vérité » magnifiée par des millions de
gens, j’ai décidé de me tourner vers le journalisme.
J’ai commencé à écrire des lettres aux rédactions des
journaux, lettres qui sucitaient des réponses enragées des
étudiants sionistes. Les sionistes passaient ensuite à la
menace et à d’autres procédés d’intimidation.En tant que
rescapé de l’enfer, de la pauvreté et de la violence, je me
fichais complètement de leurs menaces. J’ai continué à leur
donner la migraine jusqu’à mon tout dernier jour passé aux
USA.
J’ai été très impliqué dans le mouvement étudiant aux USA.
J’étais très ambivalent au sujet de ce pays. D’un côté
j’étais impressionné par la démocratie et la liberté
d’expression, d’un autre côté j’étais déçu par le soutien
indécent apporté par les USA aux pratiques israéliennes
d’oppression. Cette ambivalence est toujours présente sauf
que je suis encore plus déçu et indigné.
Mes lettres au rédacteur en chef ont été publiés dans des
journaux comme « The Oklahoma Daily » et le « Daily
Egyptians » sous le nom de Khalid Suleiman. A l’occasion,
je signais sous d’autres noms pour égarer les sionistes.
En 1983, je suis rentré en Cisjordanie.
Il m’est pourtant arrivé quelque chose au cours de mon
voyage de retour à Hébron. Alors que je quittais Istambul
pour Le Caire, je pensais pouvoir me rendre directement à
l’aéroport Ben Gourion (sans avoir à passer d’abord par
Amman comme d’habitude). Le responsable d’El Al à
l’aéroport du Caire m’avait assuré que tout irait bien et
que je pourrais aller à Hébron tranquillement. Ce ne fut
pas le cas.
Après l’atterrissage à l’aéroport Ben Gourion, j’ai été
immédiatement arrêté. Le Shin Beth m’a interrogé cinq
heures durant au sujet de mes études aux USA, de mes amis,
des associations dont j’étais membre etc. On m’a alors
informé que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Yosef
Burg, (père d’Abraham Burg, l’actuel président de la
Knesset) avait donné l’ordre de m’interdire l’entrée dans
le pays (mon pays). L’ordre précisait que je devais être
renvoyé en Egypte dans les 24 heures.
Pour corser le tout, la police m’a confisqué mes papiers,
dont mon « autorisation de voyage », ce document essentiel,
établi par les autorités militaires israéliennes et qui
avait été renouvelé par le consulat israélien à Dallas.
Sans ce permis, il m’était impossible de retourner à
Hébron. Burg voulait-il me bannir définitivement de mon
pays comme c’est le déjà le cas de millions de Palestiniens
?
Il était environ 7h du matin et les soldats m’ont emmené
dans les anciens baraquements britanniques où ils m’ont
ordonné de rester jusqu’au lendemain matin. Trois soldates
étaient restées près de moi faisant toutes sortes de
plaisanteries à mon sujet. Elles ignoraient apparemment que
je comprenais l’hébreu. On m’a donné une orange que je n’ai
pas mangée.
Le lendemain matin, des agents de l’aéroport m’ont placé de
force dans un avion d’Air Sinaï et deux heures plus tard,
je me retrouvais au Caire.
Là bas, comme un pirate de l’air professionnel, je me suis
introduit dans le point d’embarquement de la Jordanian
Royal Airways après avoir persuadé un employé palestinien
de me laisser entrer. Pendant le trajet Le Caire-Amman,
j’ai été submergé par l’anxiété. Les autorités israéliennes
avaient visé mon passeport jordanien à l’aéroport Ben
Gourion, ce qui signifiait que si les Jordaniens
découvraient que j’avais été à Tel Aviv, ils me jetteraient
probablement en prison pour « contacts avec l’ennemi ».
Par chance, la police de l’air et des frontières de
l’aéroport international d’Amman était trop occupée pour
prendre le temps d’examiner les tampons sur mon passeport.
Un bon point pour moi. A ce moment s’est posé le problème
de mon autorisation de voyage confisquée. Il me fallait
agir avec ruse ou bien devenir un réfugié pour le restant
de ma vie.
Je me suis donc rendu au siège de la Croix Rouge à Amman où
j’ai dit avoir perdu mon autorisation de voyage israélienne
à New-York (un sacré mensonge). La Croix Rouge m’a délivré
un document réservé aux VIP à la place de celui que les
Israéliens m’avaient confisqué. Je suis alors parti en
direction du pont Allenby. Sur place, par chance, j’ai été
accueilli de façon assez respectueuse, les Israéliens étant
apparemment dans l’ignorance de ce qui m’était arrivé 48
heures plus tôt à l’aéroport Ben Gourion.
En 1984, j’ai entamé ma carrière journalistique. Petit à
petit, les Israéliens en ont eu assez de mes idées et de
mes articles. Alors la Shabak (services de renseignements)
s’est mise à me convoquer une fois par mois en moyenne. Ils
me demandaient de devenir un collaborateur. Je leur
répondais « pensez-vous que quelqu’un comme moi accepterait
de devenir un collaborateur ? »
L’attitude de la Shabak (le Shin Beth) m’a convaicu que
l’Etat israélien classait les Palestiniens en deux
catégories, les collaborateurs et les terroristes, sans
rien entre les deux.
L’endroit où se déroulait l’interrogatoire était rempli de
Palestiniens soumis à la torture. J’entendais des gens
crier. Je connais au moins six personnes mortes sous la
torture en l’espace d’une année. L’une d’entre elles, Abdul
Samad Herezat était un de mes amis. Il est mort suite à
l’utilisation de la technique du « shaking » (« secouage
»).
Les Israéliens recouraient à toutes sortes de méthodes de
torture sur les détenus palestiniens comme la cagoule, les
passages à tabac, les électrochocs, la privation de
sommeil, l’étouffement et d’autres formes de pression
physique et psychologique. Les médecins Israéliens aidaient
dans l’administration de la torture. Parfois ils amenaient
l’épouse ou la soeur d’un détenu et menaçaient de la violer
devant lui. Ils ne la violaient pas, mais menaçaient de le
faire pour obtenir les aveux du prisonnier.
Pendant la première intifada (1987-93), l’armée israélienne
recourait à des pratiques vraiment ignobles de punitions
collectives contre des populations entières. Elle assignait
les gens à domicile pendant 30 jours consécutifs et, si
quelqu’un se hasardait à sortir de chez lui, ils le
tuaient.
C’était comme une hibernation et beaucoup de malades dans
l’impossibilité de sortir se faire soigner ont succombé à
leur maladie. A Hébron, le couvre-feu a duré 3 mois après
le massacre de la mosquée d’Ibrahim (le Caveau des
Patriarches) (en 1994 ’l’officier israélo-US Baruch
Goldstein assassina 29 fidèles musulmans en prière avant
d’être tué par les survivants du massacre NdT) . C’était
comme passer 90 jours en enfer.
Je me souviens qu’en mars 1994, Ezer Weisman, le président
israélien, était venu à Hébron pour présenter ses
condoléances aux Palestiniens. Mon rédacteur en chef
m’avait demandé de couvrir cette visite, travail pour
lequel je devais demander au camp militaire Adoyarem une
autorisation de voyage pour pouvoir parcourir les 10
kilomètres jusqu’à Hébron. J’ai été stupéfait quand
l’officier commandant m’a déclaré « désolé, vous ne pouvez
pas y aller. »
J’avais répliqué « mais de nombreux journalistes sont
là-bas » Il me répondit alors, « Oui, ce sont des
journalistes juifs et vous n’êtes pas un Juif. »
Un peu plus tôt, l’officier de la Shabak avait fermé mon
bureau d’Al-Qods Press du centre d’Hébron et interdit à
tous les journaux arabophones de Cisjordanie de publier mes
reportages. D’ailleurs, mon télécopieur avait été saisi et
on m’avait interdit d’avoir une ligne téléphonique.
Imaginez que je n’ai pu disposer du téléphone qu’en 1995,
après l’installation de l’Autorité palestinienne.
Actuellement, je suis confiné dans ma ville de Dura, près
d’Hébron. Je ne peux pas en sortir, je ne peux pas me
rendre à l’étranger et je ne peux même pas aller dans le
village voisin. Le Shin Beth israélien contrôle toujours
nos existences. Aujourd’hui, le capitaine Eitan, officier
du Shin Beth, m’a contacté et m’a questionné sur les
récentes mesures de l’Autorité palestinienne contre le
Hamas. Son message était : « Nous avons l’oeil sur vous. »
En bref, l’occupation israélienne c’est l’enfer, le
supplice, l’asservissement permanents et la
déshumanisation. Je me sens frustré car je suis incapable
de vous communiquer une vision complète de ce calvaire
permanent. C’est au delà des mots.
(end)